Données téléphoniques : le diable est dans la facture détaillée

Article "Le Monde" (20/07/22) 


"Les factures détaillées de téléphone portable (ou « fadettes »), très utilisées par la police judiciaire, vont-elles disparaître des procédures ? Pour se conformer au droit européen, la Cour de cassation a rendu, le 13 juillet, quatre arrêts encadrant le recours aux données de connexion par les enquêteurs. Les relevés d’appels et de SMS, ainsi que les données de géolocalisation, adresses IP et listes des sites Internet consultés, transmis aux policiers par les opérateurs téléphoniques, font désormais l’objet d’un contrôle très strict. Même si le téléphone est un facteur central d’élucidation des affaires judiciaires, le procureur de la République ne pourra plus, sans validation d’une autorité indépendante, ordonner de telles mesures d’investigation, considérées comme attentatoires aux libertés publiques.


Au cœur des procédures
Mises sur le devant de la scène par l’affaire Bettencourt, popularisées à ses dépens par Nicolas Sarkozy dans l’affaire dite « Paul Bismuth », le nom utilisé par l’ancien président pour son téléphone portable d’emprunt, les fadettes sont un incontournable de la procédure judiciaire. Si elles ne donnent pas accès au contenu des conversations (à la différence des écoutes), elles permettent de savoir qui appelle qui et quand, mais aussi de lire des échanges de SMS ou de savoir quand un suspect a acheté un billet d’avion en ligne et avec quel moyen de paiement. Les policiers les plus aguerris se souviennent qu’autrefois elles recensaient déjà les appels passés sur des lignes de téléphone fixe (comme dans l’affaire Grégory) et des fax. Les réquisitions que les enquêteurs adressent aux opérateurs téléphoniques et aux fournisseurs d’accès à Internet sont payantes, ce qui occasionne des frais de justice considérables.


Le parquet sous contrôle
La chambre criminelle de la Cour de cassation prévoit tout de même des exceptions pour les affaires de terrorisme, la haute criminalité organisée et pour « les infractions les plus graves ». Reste à définir ces dernières, ce que le droit européen ne fait pas. Les parquetiers, très remontés, attendent donc que la direction des affaires criminelles et des grâces traduise dans une circulaire les applications concrètes de ces arrêts. « Nous avons commencé à écrire aux officiers de police judiciaire pour leur dire de lever le pied sur les données de connexion », déplore le procureur d’Ajaccio, Nicolas Septe.


Enquêteurs désarmés
« Ça va être un énorme problème. L’immense majorité des dossiers comporte des réquisitions téléphoniques », prévient déjà Frédéric Lagache, du syndicat de police Alliance. C’est surtout la lutte contre la « délinquance du quotidien » (cambriolages, enlèvements d’enfants, trafic de stupéfiants, harcèlement, violences conjugales…) qui risque d’être entravée par ces mesures : « Sur mon ressort, nous avons énormément de vols de voitures. Pas une enquête ne tient sans la téléphonie et le bornage ! Et puis, dans les dossiers de violences conjugales, où l’on manque souvent d’éléments de preuve, la téléphonie est cruciale et les SMS souvent décisifs », plaide Jean-Baptiste Bladier, procureur de Senlis et président de la Conférence nationale des procureurs de la République, qui s’attend à voir déferler les requêtes en nullité. « Le système judiciaire français n’est pas du tout en capacité d’appliquer ce que demande la Cour de cassation, prévient Nicolas Septe. Ce seront des centaines de réquisitions à faire auprès du juge de la liberté et de la détention ! » Voire des milliers chaque année, dans les plus grosses juridictions. Or les bras manquent toujours, dans les palais de justice"